EtienneLe Nègre Crucifié
Préface de Franck Laraque / Bref lexique français-créole de Max Manigat
« L’univers romanesque de Gérard Etienne est l’expression tangible de réalités vécues, accompagnée de la quête incessante d’un langage et d’une esthétique personnels. Il a connu le monde concentrationnaire créé, dès 1957, par le duvaliérisme qui n’a pas cessé de traquer les Haïtiens des villes et des campagnes les plus reculées. S’est institutionnalisée la mutilation de notre peuple, à même la racine, par la hache duvaliériste, trempée dans le lucre, la violence, la magie et le noirisme vengeur. Des milliers d’Haïtiens, que Jacques S. Alexis appelle des arbres musiciens, ont été ainsi abattus. De toutes tailles et de toutes couleurs. L’étendard du régime, noir et rouge, symbole de deuil et de sang d’une nation, est invisible mais présent. De grandes voix d’exilés internes et externes continuent de s’élever contre une répression multiforme et trentenaire. Trente-deux ans, pour être exact. Gérard Etienne, torturé par le système macoutique, est probablement la voix la plus émouvante, lacérante, obsédante. Dans Le Nègre Crucifié, elle saisit à bras-le-corps, secoue, terrasse la torpeur ou l’indifférence. Etienne, victime-narrateur, veut nous forcer à nous dresser contre la torture exterminatrice employée sans sourciller par des déséquilibrés. Décidés qu’ils sont à dépouiller l’être humain de son essence. Le titre est bien choisi. En effet, l’auteur, arrêté et battu à l’âge de 15 ans, est emprisonné de nouveau, quelques années plus tard, par des militaires macoutes. Lorsqu’il perd connaissance, il est réveillé par les coups de botte épileptiques des fanatiques de la torture pour des supplices sophistiqués. Mentalement, à jamais traumatisé par le souvenir de sa tête rasée au tesson de bouteille, des sanglots et râles de prisonniers qui succombent. A ma connaissance, Le Nègre Crucifié est la seule oeuvre littéraire haïtienne dont la trame est constituée par la torture de l’auteur. C’est le cri d’un crucifié qui a survécu. Une blessure profonde jusqu’à l’os et fendue en croix. Suturée bout à bout, elle garde intacte, néanmoins, la brûlure dépeçante de la baïonnette et du tesson de bouteille, le fiel de l’humiliation et de défaillances dans l’agonie, l’odeur de l’excrément et de la vomissure, la virilité de la révolte face à la brute. Un langage délirant, souvent hors du circuit, mais dont l’incessante chaleur ranime l’espoir. Soudé à l’espoir le rappel élémentaire de tant d’années de vols, de viols, et d’effusion de sang d’innocents. Des cris, des larmes et du sang ceinturés d’agenouillements et de complicité silencieuse. Il s’agit aussi d’une ascèse enfantée dans des supplices dégradants, de l’itinéraire d’une lucidité en veilleuse avant l’emprisonnement au délire-créateur mis en branle par la torture. Un itinéraire qui trace nettement le processus de déstructuration du monde duvaliériste et de restructuration d’un autre et donne ainsi son véritable sens à la crucifixion du narrateur. Cette déstructuration, perçue vaguement lorsqu’il s’est révolté, est accélérée par les tortionnaires, dès qu’il a pénétré dans leur cruelle fantasmagorie. Ce régime qu’il savait démoniaque, il n’en avait pas encore éprouvé l’inhumanité dans sa propre chair. La cruauté exercée contre lui et autour de lui déclenche la préhension immédiate de leurs actes comme manifestations du catéchisme de François Duvalier. Le duvaliérisme n’est pas autre chose que la culmination de la mentalité « roinègre » qui fait du président d’Haïti le détenteur du droit de vie et de mort sur ses sujets condamnés à l’aduler, à lui baiser le cul malgré son incompétence, ses crimes et le pillage des deniers publics. […] »
Amnesty International
Date de publication : 30/12/1989